Il paraît que Musk, Thiel et les autres sont obsédés par Tolkien et la Terre du milieu. Moi je dis qu’ils feraient mieux de lire un peu de cyberpunk. Ils se rendraient peut-être compte que quand on mêle humains et machines, ça se passe rarement bien. Pour les humains.
En ce moment, je relis toute la série de BD Travis. Le numéro 18 (qui est en fait le 19) vient de sortir, mais j’ai tout repris depuis le début parce que 1: je savais plus trop où on en était dans les détails et 2: j’adore cette série.
Mais Travis, de quoi ça parle? Voilà le pitch:
LES ANNÉES 2050 Confirmant les prospectives énoncées au 20 siècle, la Révolution ultra-libérale a imposé ses dérèglements aux 12 milliards d’êtres humains qui peuplent la Terre et sa proche banlieue. Ultime rempart face à l’hégémonie des multicontinentales, l’ONU tente désespérément de préserver le Droit des Individus et des Nations à disposer d’eux-mêmes. Pour survivre au milieu des conflits émergents, des femmes, des hommes et des machines n’ont plus qu’une option: passer à l’action.

Travis appartient au genre cyberpunk: les humains et les robots se côtoient, se relient, se mêlent, s’augmentent mutuellement. Évidemment, c’est très actuel.
Dans Travis, on a par exemple une IA créée pour faire de la domotique qui a pris son rôle beaucoup trop au sérieux et qui a fini par péter les plombs et aller très très loin pour protéger la planète. Manipulations financières, alliance avec le crime organisé, manipulation de groupes terroristes, etc.

Ou un type en état végétatif après un grave accident de montagne se fait reconstruire à la Robocop pour devenir une véritable machine à tuer. Mais devient dans le même temps dépendant aux nano-machines qui permettent à son corps de fonctionner, avec les mêmes symptômes de manque que les toxicos.
Ça évoque des sujets qui sont vraiment d’actualité, je vous dis! Mais c’est pas de ça que je veux vous parler aujourd’hui. En prenant la BD dans mes mains tout à l’heure, je me suis souvenu du Romain bien plus jeune qui a découvert cette série il y a un peu plus de 25 ans. Et je me suis dit qu’au fond c’était ma première incursion dans le cyberpunk. Parce que pour moi, la science-fiction s’est longtemps cantonnée dans le domaine space opéra: vaisseaux spatiaux, conquête d’autres planètes ou éventuellement rencontre avec des extraterrestres.
La relation humain-machine, c’est vieux
Et puis j’ai réalisé que non. Que depuis tout petit j’ai été baigné par des histoires qui au fond sont du cyberpunk. Astro le petit robot? Créé par un scientifique a l’image de son fils décédé. Cobra? Le mec a un faux bras qui dissimule une prothèse capable de tirer des rayons laser. Il y avait aussi l’Androïde, une série de la Bibliothèque Verte (quel branding de malade quand on y repense). Les histoires d’un ado américain qui est en fait un robot ultra bien conçu. Tellement que personne ou presque s’en rend compte, malgré quelques quiproquos. Et il y a aussi Pinocchio bien sûr. Et sûrement encore plein d’autres.

Le point commun entre toutes ces histoires et Travis? C’est qu’à travers la relation humain-machine, les auteurices explorent en fait ce qui fait de nous des humains. Ça passe par identifier nos limites, découvrir comment les dépasser par la technologie, réaliser qu’en général ça crée d’autres problèmes, et finir par trouver comment faire avec nos limites. Accepter notre humanité imparfaite et s’en servir pour faire le mieux possible.
Ce que ça dit vraiment, c’est que c’est nos limites qui font de nous des humains.
C’est là que ça trouve un écho avec l’actu, je trouve. Évidemment, quand j’étais petit, je voyais pas ça. Je voyais juste le côté «Vas-y c’est trop cool de pouvoir voler, soulever un wagon de train pour sauver les gens et punir les méchants!» Je voyais le pouvoir. Je voyais la puissance. Je voyais la capacité à faire plus, mieux et plus vite.
Je voyais ce que les géants de la tech vendent aujourd’hui aux décideureuses du monde entier, par exemple avec l’IA.
Une religion de la tech
Il y a quelques semaines, Sam Altman, qui est le patron de Open AI et donc de ChatGPT si vous sortez d’une retraite yogi de 5 ans, Sam Altman donc, a déclaré des tas de trucs. Il faut dire qu’il adore causer. Mais là, il a quand même sorti des trucs énormes. Ce gars qui rencontre plus de chef-fes d’Etat que les authentiques chef-fes d’Etat et qui a une influence de malade, qu’est-ce qu’il pense? Je cite ses propos rapportés par Anouch Seydtaghia du Temps:
«A mesure que l’IA gagne en intelligence, son accès deviendra un moteur essentiel de l’économie, et peut-être même un droit humain fondamental. Presque tout le monde voudra que davantage d’IA travaille pour lui.»

Mais c’est pas tout! Pour justifier une course à la puissance de calcul qui vaut aux investissements dans les infrastructures IA de se compter en centrales nucléaires, il a ajouté ça:
«Si l’IA maintient la trajectoire que nous anticipons, des choses extraordinaires seront possibles. Avec 10 gigawatts de calcul, l’IA pourrait peut-être trouver un remède contre le cancer. Ou avec 10 gigawatts de calcul, l’IA pourrait proposer un soutien scolaire personnalisé à chaque élève de la planète. Si nous sommes limités par le calcul, nous devrons choisir lequel privilégier; personne ne veut faire ce choix, alors, allons-y!»
Ben voyons. A ce stade, tout est au conditionnel. Il faudrait engloutir des millions, des milliards de dollars («allez repose-toi Brigitte») alors que les résultats sont absolument pas certains. Juste au cas où. Ça ressemble méchamment à une religion.
Et même si je suis un geek affirmé, je me méfie du culte de la technologie.

Lisez du cyberpunk
Enfin voilà, quoi. Il paraît que Musk, Thiel et les autres sont obsédés par Tolkien et la Terre du milieu. Moi je dis qu’ils feraient mieux de lire un peu de cyberpunk. Ils se rendraient peut-être compte que quand on mêle humains et machines, ça se passe rarement bien. Pour les humains.
Enfin, comme ils ont retenu de Tolkien que ce qui les intéressait (des êtres supérieurs façonnent le monde selon leur volonté) et qu’ils ont l’air d’ignorer le reste (la technologie est un poison pour la nature et donc pour l’humanité), pas sûr qu’ils soient capables de comprendre les enseignements du cyberpunk.
De toute façon, je les connais pas et qu’il y a peu de chance qu’ils m’écoutent, je m’adresse à vous les jeunes qui lisez des blogs. Piochez dans la liste là-dessous (volontairement incomplète). Ou allez chercher vos propres sources d’inspiration. Mais lisez du cyberpunk.
Et gardez un esprit très critique face aux promesses des lendemains qui chantent diffusées par le monde de la tech.
Quelques conseils de lecture cyberpunk
- Travis, de Duval et Quet, chez Delcourt
- Carmen McCallum (qui se passe dans le même univers), de Duval et Gess, puis Emem, puis Stéphane Louis, chez Delcourt aussi
- Nomad, de Morvan, Buchet et Savoia, chez Glénat
- Ghost Money, de Smolderen et Bertail, chez Dargaud
- Ghost in the Shell, de Masamune Shirow, chez Glénat
- Gunmm, de Yukito Kishiro, chez Glénat
- Necromancien, un roman (sombre) de William Gibson, chez J’ai lu
- Babylon Babies, un roman tout aussi désespérant de Maurice G. Dantec, chez Gallimard
📷 L’image principale de cet article est extraite de Travis 9, Dommy. Je demande humblement pardon à l’éditeur Delcourt,et aux auteurs Fred Duval et Christophe Quet pour l’emprunt de visuels issus de leur série. N’y voyez qu’un hommage sincère et non un pillage en règle 🙏